LA LONGUE ROUTE Bernard Moitessier (1971) __ __ ( ) /__\ )(__ /(__)\ (____)(__)(__) __ _____ _ _ ___ __ __ ____ ( ) ( _ )( \( )/ __)( )( )( ___) )(__ )(_)( ) (( (_-. )(__)( )__) (____)(_____)(_)\_)\___/(______)(____) ____ _____ __ __ ____ ____ ( _ \( _ )( )( )(_ _)( ___) ) / )(_)( )(__)( )( )__) (_)\_)(_____)(______) (__) (____) Chapitre I TOUTE LA TOILE Le sillage s'étire, blanc et dense de vie le jour, lumineux la nuit comme une longue chevelure de rêve et d'étoiles. L'eau court sur la carène et gronde ou chante ou bruisse, selon le vent, selon le ciel, selon que le couchant était rouge ou gris. Il est rouge depuis plusieurs jours et le vent chantonne dans le gréement, ou fait battre une drisse parfois contre le mât, passe comme une caresse sur les voiles et poursuit sa course vers l'ouest, vers Madère, tandis que 'Joshua' descend vers le sud à 7 nœuds dans l'alizé. Vent, Mer, Bateau et Voiles, un tout compact et diffus, sans commencement ni fin, partie et tout de l'Univers, mon univers à moi, bien à moi. Je regarde le soleil se coucher, je respire le souffle du large, je sens mon être s'épanouir et ma joie vole si haut que rien ne peut l'atteindre. Quant aux autres questions, qui me troublaient parfois, elles ne pèsent plus un gramme face à l'immensité d'un ciel, peut-être rose du ciel et plein du vent de la mer, que ne peuvent perturber les petits mobiles habituels. pg 1 ****** Le vent baisse encore en fin d'après-midi. La mer retrouve sa grandeur à la fois tranquille et puissante. Je sens que la nuit sera belle, sans coups fourrés. Je devrais essayer de m'étendre une heure sur la couchette avant la veille de cette nuit (glaces possibles), car je suis sur la brèche depuis l'aube... depuis plusieurs aubes. Mais le soleil se couchera bientôt et je ne parviens pas à m'arracher à ma contemplation de la mer et du bateau. Il faudrait pourtant que je dorme davantage, par petits bouts, c'est facile. Il faudrait que je me nourrisse d'une façon plus sérieuse. Je roule trop volontiers au tabac et au café. Je me soutiens en grappillant de-ci de-là. Je devrais trouver le temps pour de bonnes tranches de sommeil, pour de vrais repas copieux. Car il n'y a pas beaucoup à faire sur un bateau, même pour passer Bonne-Espérance. Même pour le Horn. Mais il y a beaucoup à *sentir*, dans les eaux d'un grand cap. Et il faut tout son temps pour cela. Alors, on s'oublie, on oublie tout, pour ne voir que le jeu du bateau avec la mer, le jeu de la mer autour du bateau, laissant de côté tout ce qui n'est pas essentiel au jeu dans le présent immédiat. Il faut faire attention, ne pas aller plus loin que nécessaire au fond du jeu. Et c'est ça qui est difficile. pg 102 ****** ****** Dans La Longue Route, Bernard Moitessier raconte son expérience lors de la Golden Globe Race de 1968. Il a fait le tour du monde en solitaire, sans escale, pendant plus d'un an. De plus, il écrit très joliment.